750, rue Gilford, un lieu d'�changes depuis plus d'un si�cle !
Texte de Annick Desmarais
Autrice et historienne
19 mai 2023
Sur plusieurs d�cennies, le 750, rue Gilford, � Montr�al, a h�berg� diverses �piceries de quartier. � partir du milieu des ann�es 1960, divers d�bits de boissons y ont �lu domicile, et depuis 2010, gr�ce au March� 3 Piliers, le lieu a retrouv� sa vocation premi�re, celle de prodiguer des victuailles savoureuses au grand bonheur des clients !
Naissance d'un lieu important (1906-1911)
Le 12 juillet 1906, M. Gustave Par�, menuisier, ach�te le terrain sur lequel sera �rig� le 750, rue Gilford. Cet ouvrier promoteur se procure et revend diff�rents emplacements et profite de l'expansion rapide du secteur. En effet, alors qu'en 1903, la majorit� des rues traversables entre la rue Gilford et l'avenue Laurier sont des terrains vacants et qu'un seul b�timent se trouve sur la rue Gilford entre Resther et St-Hubert, quelques ann�es plus tard, ces portions sont enti�rement recouvertes d'immeubles. Le quartier populaire Saint-Denis est donc florissant, beaucoup de client�les �ventuelles s'installent et appellent des �piceries de coin de rue. Ces commerces permettaient aux m�nag�res d'effectuer leurs emplettes � pied ou bien de se faire livrer � domicile plut�t que de devoir se rendre au march� public Saint-Jean-Baptiste, � l'angle Saint-Laurent et Rachel, le plus pr�s pour cette partie de la ville.
1903-1911 Transformation du quartier Saint-Denis et �mergence, entre 1903 et 1911, du 750, rue Gilford (les deux fl�ches indiquent l'endroit). Source : Carte-index des plans d'assurance-incendie de Montr�al, volume 5, BAnQ.
Plusieurs premi�res �piceries et un roulement de locataires (1911-1928)
Le num�ro civique, 750, de la rue Gilford, apparait pour la premi�re fois dans les bottins Lovell, en 1911-1912, au nom du locataire, W. Laflamme. Il s'ensuivra, jusqu'en 1928, une rotation de diff�rents locateurs. Il est fort possible que d�s 1911, W. Laflamme se soit servi du lieu pour ouvrir une �picerie. Par contre, la premi�re trace fiable de l'existence d'une �picerie en op�ration, sans savoir depuis quel moment, est r�v�l�e en octobre 1924, lorsque Th�og�ne Verville ach�te la propri�t� � M. Par�, incluant les fixtures �lectriques, les tablettes et le grand comptoir qui se trouvent dans l'�picerie. Deux mois plus tard, le 29 d�cembre, une annonce est publi�e dans La Presse pour la vendre : � �picerie, un coin. Faisant bonnes affaires, fixtures, stock frais, belle cave, cheval, voitures �t�, hiver, chance � prompt acqu�reur. S'ad. 750 Gilford, Belair 0891, prendra propri�t� en �change �. Et puis, entre 1924 et 1928, divers locateurs et des annonces vari�es pour vendre une �picerie laissent supposer une alternance de gestionnaires et de noms d'�piceries.
La famille Tourville : l'�picerie familiale bien implant�e dans son quartier (1928 - 1963)
Le 2 f�vrier 1928, Th�og�ne Verville vend la b�tisse � Fran�ois de Sales Tourville (n� autour de 1863 - 1946), r�sidant au 763, rue Gilford. Fran�ois de Sales Tourville est p�re de quatre fils et de quatre filles. La coutume de l'�poque �tait � d'�tablir � ses gar�ons. Par cons�quent, apr�s avoir assur� l'avenir de ses deux fils a�n�s, Edouard et Eug�ne, dans l'agriculture � St-Fran�ois de Sales (�le de Laval), possiblement � la recherche de nouvelles opportunit�s, il s'installe � Montr�al. Dot� d'une personnalit� entrepreneuriale, voyant l'�picerie en face de chez lui � vendre, bien que n'ayant aucune exp�rience dans la vente alimentaire, il saisit l'opportunit� pour L�opold, son troisi�me fils. Signe du succ�s de son geste, quelques ann�es plus tard, il r�p�tera l'exp�rience, en achetant une �picerie sur Beaubien pour Arthur, son cadet.
1928 Premi�re ann�e de l'�picerie familiale Tourville. Le po�le et le tuyau r�chauffent sommairement l'endroit, les employ�s semblent avoir tout de m�me froid. L�opold Tourville, le 2e � partir de la gauche, se fait appeler Paul ou L�o-Paul, ce qui explique les initiales L.P sur la photo. � cette �poque, les clients et clientes se font servir. La majorit� des produits se trouvent derri�re les comptoirs ou doivent �tre emball�s par les commis, par exemple, les biscuits seront vendus en vrac jusqu'� la Seconde Guerre mondiale. Source : Fonds famille Tourville.
D�s les d�buts, bien que ce soit uniquement en 1940 qu'il ach�tera la propri�t� � son p�re, L�opold Tourville (1899 - 1989) se retrouve � la t�te des op�rations et endosse la profession d'�picier. Deux ann�es plus tard apr�s l'ouverture, il se marie avec Alvina Ethier et aura une fille, Monique, avant de perdre sa femme. Son deuxi�me mariage, avec Rolande Venne, lui donne deux fils, Jean-Pierre et Hubert. Il vit avec sa famille pr�s du commerce sur l'avenue Laurier. Deux de ses soeurs habitent au-dessus de l'�picerie au 752, rue Gilford. Ces femmes, demeur�es c�libataires, jouent un r�le important dans le succ�s de l'�picerie et elles sont tr�s pr�sentes aupr�s de leur ni�ce et leurs neveux. Au d�c�s de la deuxi�me femme de L�opold, en 1960, la famille sera recueillie par ces deux tantes. L'horaire de travail, six jours par semaine, qu'implique une �picerie, d�placement tr�s t�t le matin pour se procurer les denr�es au March� Bonsecours et plus tard, au March� Central M�tropolitain, les longues heures d'ouverture, n'auraient pu permettre � L�opold de d�passer les prescriptions morales de l'�poque et d'apprendre � faire la cuisine ou � g�rer l'espace domestique.
1944 Le March� Tourville a �t� r�am�nag� au cours des ann�es. L'horloge est commandit�e par la brasserie Carling. Les clients doivent toujours demander les produits et le commis les cueille � l'aide d'une pince. La boucherie est au fond. L�opold Tourville est � l'extr�me gauche. Le quatri�me adulte est probablement monsieur Paquin, le boucher. L'enfant est le fils de L�opold, Jean-Pierre, �g� de 6 ans et demi. Source : Fonds famille Tourville.
L'entraide familiale est essentielle au succ�s de l'�picerie. �velyne, la soeur de L�opold joue un r�le majeur de gestion, entre autres, de la caisse, des commandes t�l�phoniques, la supervision des livraisons en v�lo par les commis et l'ouverture du commerce alors que son fr�re termine l'achat des produits frais. Les trois enfants de L�opold travailleront � l'�picerie. La plus �g�e, la fille de L�opold, s'occupera de la caisse les vendredis et samedis. Le premier fils de L�opold, Jean-Pierre, occupera plusieurs postes et �ventuellement remplacera sa tante au poste d'assistant-g�rant avant de devenir g�rant. Le second fils, Hubert, raconte que d�s ses 8 ou 9 ans, il �tait qualifi� pour �tre caissier. Il g�rait les petites commandes sans jamais faire d'erreurs. Hubert se souvient �galement des clients qui � faisaient marquer � et qui, pour diverses raisons, payaient � la semaine. Il inscrivait les montants dans un calepin et d�posait toutes les factures dans une bo�te � chaussures m�tallique.
Au cours du temps, L�opold Tourville participe activement au d�veloppement de son commerce et, pour le rentabiliser, s'adapte aux diff�rentes formules � la mode. Notamment, il s'associe � la vente et � la publicit� de nombreux nouveaux produits populaires. Dans les ann�es 1930, il fait partie de la liste des vendeurs Swift et d'immenses encadr�s apparaissent dans La Presse, � l'occasion de P�ques, invitent le public � se procurer jambons et bacons chez un des marchands participants. Son �picerie est �galement popularis�e par le caf� Maxwell House, le bacon Wilsil, les saucisses de la Belle Fermi�re Frankfurters, la vente des timbres Gold star et m�me par les Brochurettes de Marthe Miral sur l'art d'acheter les aliments et de composer des menus hygi�niques.
Dans Le Monde ouvrier de d�cembre 1947, on peut lire l'annonce � L. Tourville Boucher-�picier, Bi�re et Porter, 750 Gilford, coin Resther "Boucher-�picier Butcher-Grocer Bi�re et Porter Ale and Porter" �. Cette annonce indique la vente de bi�res et de porter. Certaines �piceries, en plus de vendre de l'alcool, offraient des tabourets o� des clients pouvaient boire de l'alcool, mais ce n'�tait pas le cas � l'�picerie de L�opold Tourville. Il connaissait bien les d�g�ts que causait l'alcool, il �tait tr�s strict sur le sujet et il a m�me d� r�gler des d�m�l�s avec quelques-uns de ses bouchers qui buvaient et cachaient des bouteilles de bi�re dans la chambre froide. L'annonce dans les deux langues d�montre la pr�sence anglophone, bien que la client�le du quartier f�t compos�e � 98 % de francophones, servir les quelques clients anglophones en anglais �tait essentiel pour le commerce et toute la famille Tourville pouvait parler, servir et compter en anglais.
1949 L'�picerie est enti�rement r�nov�e. Le client peut alors choisir lui-m�me tous les aliments qui vont dans son panier. Le po�le a �t� remplac� par un chauffage central au charbon, install� au sous-sol. La boucherie est au fond du magasin. Le r�frig�rateur et le cong�lateur sont sur le mur de gauche, pr�s de la boucherie. Hors cadre, sur le mur de gauche, les fruits et les l�gumes. Source : Fonds famille Tourville.
Au cours des ann�es 1940, le concept de l'�picerie libre-service, invent� par Steinberg, est de plus en plus populaire. Le 14 octobre 1948, L�opold Tourville emprunte 10 000 $ � M. Garbarino pour r�am�nager enti�rement son �picerie et offrir le concept � Serve Yourself �. De plus, l'attrait de la client�le pour les grandes surfaces et les prix all�chants qui y sont offerts forcent les petites �piceries � se mobiliser pour concurrencer les grandes cha�nes d'alimentation. Plusieurs s'associent pour faire partie d'un groupe d'achat. L�opold est un des membres fondateurs des �piceries Richelieu, lesquelles deviendront M�tro-Richelieu, et plus tard, M�tro. Apr�s sept ann�es sous la banni�re Richelieu, probablement insatisfait des frais exig�s pour cotiser, L�opold teste diff�rentes banni�res ; IGA, Coronet et puis Excel.
1949 Le magasin vient d'�tre refait. Dans la vitrine, on voit la pancarte � �picerie Richelieu �. Source : Fonds famille Tourville.
Pour survivre et faire face � la comp�tition intense dans les ann�es 1950, les �piciers misent sur ce qui les d�marque ; la qualit� du service personnalis�, la connaissance des habitudes de leur client�le, les commandes t�l�phoniques, la livraison � domicile et l'offre du cr�dit. Sachant combien ce sont les femmes qui sont � la t�te des achats, les annonceurs s'adressent directement � elles. Par exemple, le 13 ao�t 1953, on peut lire dans La Presse : � Oui madame, l'�picier Richelieu situ� pr�s de chez-vous est l'homme en qui vous devez placer toute votre confiance, car c'est un homme qui a fr�quent� la m�me �cole que vous ; qui a v�cu dans la m�me atmosph�re et c'est pourquoi ayant compris vos besoins et vos exigences, c'est l'homme tout d�sign� pour vous mieux servir �.
1957 [estimation] L�opold Tourville accompagn� d'un employ� qui faisait, entre autres, la livraison. Source : Fonds famille Tourville.
Jean-Pierre Tourville a flirt� avec l'id�e de reprendre le commerce de son p�re. Mais, apr�s un essai sur plusieurs ann�es, il constate que l'�poque n'est plus aux petites �piceries ind�pendantes et choisit de miser sur une carri�re plus profitable en rejoignant la compagnie Weston. De leur c�t�, sa soeur Monique a �tudi� comme infirmi�re et son fr�re Hubert a fait carri�re en informatique. Le 29 janvier 1963, apr�s 35 ans de loyaux services � une fid�le client�le, L�opold Tourville vend son �picerie � Yvette Bouthillier qui l'op�re pendant une ann�e avant de la vendre � son tour � Georges Gadbois.
Le temps de la brasserie-taverne-bar (milieu des ann�es 1960 - 2010)
Quelque part au milieu des ann�es 1960, le 750, rue Gilford change d'activit� alors qu'une taverne y voit le jour. En 1967, dans Le Devoir, Mme Yvette Carter fait une demande de permis � la R�gie des Alcools du Qu�bec. En 1978, c'est au tour de Gaston Philion d'en faire une, tout en annon�ant changer de cat�gorie, la taverne devient La Brasserie 750 Inc. En 1991, elle se transforme pour le Bar 750 Inc. et plus tard, le Bar G.P.
L'�picerie bio - March� 3 piliers (2010 � aujourd'hui)
Le 10 juin 2010, M. Guildor Paquet, propri�taire de la b�tisse et du bar G.P., vend l'endroit � �ric Aubut. Et en novembre, tout est pr�t pour l'ouverture du March� 3 Piliers. Une nouvelle �re s'ouvre pour le 750, rue Gilford, alors que le lieu retrouve sa mission de nourrir le quartier. Le March� 3 Piliers offre une ambiance personnalis�e et des produits r�pondants aux enjeux de l'�poque. Trois piliers, c'est un panier �cologique, des prix abordables et un soutien social envers la communaut� de proximit�. On y retrouve un vaste choix de produits bios, locaux, naturels et sans gluten � des prix abordables. Situ�e au coeur du Plateau-Mont-Royal, l'�picerie offre plus d'une centaine de produits de style z�ro d�chet en pots consign�s en plus d'une s�lection de plats cuisin�s sur place, de fruits et l�gumes frais, de viandes et poissons, de produits de pharmacie et plus encore. De plus, le voisinage peut commander en ligne et recevoir la livraison � v�lo ou en voiture �lectrique.
L�opold Tourville doit sourire de constater que les �piceries de quartier ont � nouveau le vent dans les voiles et que dans le lieu qu'il a tant ch�ri, une �picerie au go�t du jour y prosp�re. Il semble bien qu'une bonne �toile veille sur ce coin de rue !
Le March� 3 Piliers. Les deux propri�taires, �ric Aubut et Patrick L�vesque, devant la richesse de leurs produits frais, congel�s et consign�s. L'ambiance est chaleureuse et color�e. Source : March� 3 Piliers.
L'�laboration de cet article a b�n�fici� de premi�res recherches r�alis�es par Andr� Boulanger, de nombreux t�moignages de Hubert Tourville, fils de L�opold Tourville, ainsi que de la r�vision par la famille Tourville. Merci pour cet apport.
R�f�rences bibliographiques
Les Archives nationales - BAnQ BENO�T, Mich�le et Roger GRATTON, Pignon sur rue : Les quartiers de Montr�al, Montr�al, Gu�rin, 393p.
Commerces du coin - Publications de l'�comus�e du fier monde, 2009. 38p.
DESCHAMBAULT Gabriel, � L'�picerie du coin de la rue �, La Soci�t� d'histoire et de g�n�alogie du Plateau-Mont-Royal, printemps 2014, p. 13
TURCOT Laurent, � L'av�nement des supermarch�s au Qu�bec �, Le Journal de Montr�al, 22 janvier 2019. https://www.journaldemontreal.com/2019/01/22/lavenement-des-supermarches (30 avril 2023).